Observation de deux tableaux du Caravage exposés au musée Fabre de Montpellier (22 juin – 14 octobre 2012)
– Salomé recevant la tête de St Jean-Baptiste
– L’amour endormi
et d’une oeuvre du Guerchin
Œuvre magistrale, soleil de nuit dans un bloc de chair, action et méditation de la vie sur la mort. Peinture d’une austérité monacale, silencieuse, recueillie qui rompt avec l’idéal du baroque gestuel de l’époque. Les apports du Caravage à la peinture universelle y sont réunis.
Le thème, religieux.
Les personnages, réalistes et représentés à mi-corps, donc proches de nous, zoomés, et qui imposent leur géométrie sur un fond neutre, noir, sans décor.
Le clair-obscur, éclairage ponctuel venu d’une étoile sculptrice, faisant surgir dramatiquement du fond de la nuit, par contraste, les figures en haute lumière modelées d’ombres vigoureuses qui leur donne du volume et une présence saisissante de vérité.
L’équilibre des contrastes ombre-lumière de cette peinture atteint la justesse du nombre d’or. Maximum de force obtenue avec le minimum d’effets. Réduction de la gamme chromatique restituée en tons de noir et blanc qui mettent avec élégance en valeur les argiles ensoleillés des chairs. Les visages jeunes de Salomé et du bourreau arborent des intensités de pomme rebondie ; de pomme flétrie, le visage de la vieille femme ; du masque amidonné de la mort celui de St Jean-Baptiste. Rien d’inutile n’est exposé que le strict nécessaire, le plateau de cuivre, l’arme du bourreau – à connotation sexuelle – retenue entre les doigts de la main gauche.
Par ailleurs, ce ne sont pas des modèles affectés qui posent pour le peintre mais des gens du peuple, de son entourage. On a retrouvé très peu de dessins du Caravage. On suppose qu’il peint directement sur la toile d’un trait alerte et définitif. Il ne rectifie pas sa peinture, ne cherche pas à l’améliorer. Ainsi les visages sont-ils saisis dans la réalité immédiate de leur vérité.
Chaque personnage est dans sa bulle mais tous sont unis par le mystère de l’action qui se déroule. Les interprétations de l’œuvre sont illimitées. On pourrait par exemple transposer le quatuor en métaphore des quatre saisons de la vie, une sorte de nature morte aux humains !
La composition est savante, structurée d’un jeu de lignes et de cercles qui se répondent en multiples destinations de l’émotionnel. Les 4 visages, positionnés sur une ellipse, interpellent, fascinent comme météore dans un ciel de nuit. Salomé et le bourreau, tous deux en action, sont placés en obliques parallèles qui rythment et cadrent la scène. Au milieu de la scène, une troisième oblique parallèle met en exergue le lien entre le regard inquiet de la vieille femme et le regard intériorisé de St Jean Baptiste comme pour relier au point le plus haut, celui de la prière, le point le plus bas celui de la mort. Par ailleurs cette ligne plongeante forme une croix avec la ligne droite horizontale qui dessine les épaules solides de Salomé et du bourreau portant les fardeaux.
Un triangle parfait passe par les 3 points formés des visages de Salomé, du bourreau et de St Jean-Baptiste dont le visage anguleux creuse l’angle de la chute. Le bourreau, séparé du groupe, se trouve un peu dans la position de l’artiste observateur « exécutant » un tableau ! A la croisée des chemins, sa main droite, noeud du drame, palpite en plein coeur de l’oeuvre.
le châle de Salomé aide la jeune femme à soutenir le plateau, et le drapé réplique aux plis de la tunique de travail du bourreau, échancrée à l’épaule pour ne pas gêner l’acte de décapitation. Ces lignes mouvantes apportent une note de fantaisie à la rigueur ambiante.
La ronde des regards raconte l’humanité. Salomé détourne son regard de l’insoutenable. La vieille femme en fixe la souffrance avec effroi et contrairement à Salomé qui nous fait sortir du cadre, son regard à elle nous retient au centre du drame. Elle semble prier et méditer sur la finalité de la vie. Le tête-à-tête contrarié des visages des deux femmes, nuque contre nuque, regards en envol d’accent circonflexe évoque la férocité du miroir des vanités.
Le bourreau fait respectueusement la démonstration de sa mission accomplie. La tête de Salomé et celle du bourreau penchent en rythme du même côté, cependant le regard du bourreau, frontal mais empreint d’humilité est apaisé et absent de la scène ; il se situe au-delà des contingences, comme en rêve. A sa façon le regard de Salomé s’absente aussi. L’homme tient la tête de la victime par le haut des cheveux pour la présenter dignement au public. Les traits particuliers de son visage on les retrouve dans d’autres représentations de bourreau (innocent de tout crime par essence) parmi les toiles du Caravage ; serait-ce l’autoportrait de l’artiste repentant qui n’a pas été épargné par la vie ?
La tête coupée de St Jean-Baptiste, donne à penser à un autre éventuel autoportrait du Caravage, (toujours porteur de barbe dans la vie) en victime ayant expié ses fautes… En tout cas, le visage de St Jean Baptiste est le seul encore capable de délivrer une parole sous l’horizon des trois bouches closes des vivants. Le bras en raccourci du bourreau, entre les deux autoportraits pourrait être le vecteur de l’origine et de la fin de la courte vie du Caravage…
La circonférence d’un regard mystique celui-ci reliant tous les personnages, s’amorce à partir du châle blanc, se poursuit par l’arrondi du plateau de cuivre remonte par la ligne décolletée du vêtement et le visage du bourreau, termine sa trajectoire par une glissade au-dessus des têtes des deux personnages féminins, pour former une pupille qui encercle et réunit les personnages du drame dans le tondo de la misère du monde … ou l’œil visionnaire du Caravage.
Je vous invite à comparer l’œuvre du Caravage avec celle qui a inspiré Le Guerchin ci-dessous.
Le Guerchin (Giovanni Francesco Barbieri, dit Guercino) (1591-1666) peintre et dessinateur italien qui a étudié, parmi tant d’autres artistes, l’œuvre du Caravage
Il m’a semblé à l’observation de l’oeuvre originale que cet enfant n’était pas endormi mais mort. Probablement les effets conjugués du fond très sombre et de l’éclairage à tonalité jaune-cire qui fige la respiration. La mort qui accompagne tout du long l’œuvre du Caravage est-elle déjà inscrite dans cet Amour gisant ?
La lumière du jour n’atteint pas les peintures du Caravage. C’est la nuit des ténèbres qui les pénètre. Les personnages sont éclairés comme au théâtre de lumière directe forte qui accentue les contrastes.
A suivre
« Corps et ombres » Caravage et le caravagisme européen (3)