J’admire Hans Hartung... J'envie au peintre la visualisation, la concrétisation des idées ou des passions, la complexité dramatique qui s’exprime, et le fait, surtout, de tenir, sur une surface réduite, un univers immense..
Eugène Ionesco
"Sans titre", Hans Hartung, 1946. Pastel sur papier marouflé sur toile, 50 x 64.8 cm
Oh, un pastel de Hartung là-bas tout beige, le fond doux, les bleus de Prusse, la sanguine, le jaune d'œuf ! Sensualité de la fragile poudre d'aile de papillon, apprivoisée sur un support papier ocre jaune, format raisin, marouflé sur toile. Les aplats aérés de rideaux d'ombre, tracés au bâtonnet de pastel couché sur le support, l'effleurent de vélocité et d'arrêts brusques.
Le vent souffle dans les voiles ! Echappées de rythmes, furie, envolées que ces passages insufflés d'exaltation ! Les superpositions de pastel sont limitées à deux couches ; au-delà le pastel non fixé se troublerait ! N'étant pas travaillé, le pigment offre le moelleux de sa substance.
Puis, constante chez Hartung, des enchaînements de boucles se lovent en volutes entre deux épaisseurs de pastel mesuré. Autre motif récurrent dans l'œuvre, le cercle, oeil témoin, objectif d'un appareil photo... Et dans les spirales mouvantes, une vision du monde moderne industriel, mécanique, en marche !
Dans cette composition, il y a aussi les prémisses des échafaudages de l'Abstraction géométrique, que pratiquera par exemple Nicolas de Staël, peintre bâtisseur d'assemblages architecturés.
Ici, on se trouve à la source du langage de Hartung, où l'essentiel est dans la gestuelle du ressenti.Sur un de mes cahiers d'école, j'attrapais des éclairs dès qu'ils apparaissaient. Il fallait que j'aie achevé de tracer leurs zigzags sur la page avant que n'éclate le tonnerre. Ainsi, je conjurais la foudre !
Dans cette forme d'art, rien ne limite le regard, rien de familier n'est montré, que la spontanéité soulignant la vitesse de l'instant, étendue à des figures de géométrie dans l'espace où le regard dérape sur les tangentes, où se répondent des résonances d'engrenages ; ces mouvements, comme ceux de la danse, ouvrent à l'évasion, donnent à percevoir l'illimité...
L'œuvre de Hans Hartung est fondée particulièrement sur la ligne. L'artiste a une très grande maîtrise du trait, confortée par des techniques qui le passionnent : dessin au crayon, pastel, gravure sur cuivre, lithographie... Le pastel étant apprécié chez lui pour sa rapidité d'exécution, son moindre coût par rapport à l'huile, sa fonction en tant que modèle d'éventuelle transposition sur toile.
"T1946-9", Hans Hartung, 1946. Huile sur toile, 99.5 x 65 cm
Jaillissement, pourtant muselé ! Sur un fond modulé à fleur de trame d'aplats atmosphériques et terriens, des entrelacs fantomatiques s'élèvent en nuages, une masse turquoise fait contrepoids à une masse marron, tandis qu'entre les deux, un grand triangle autoritaire architecture le paysage.
Figure de voilier en diagonale, le triangle stabilisé sur sa base, est-il éclaté en son milieu par un obus venu du ciel ou un grand poisson qui plonge ? Le triangle isocèle serait-il une projection inconsciente du rêve d'équilibre de l'artiste, suite à son amputation d'une jambe ?
La base du triangle repose sur un cercle ténu, tranché en demi et quart de lunes en mouvement et pleines d'éclairs ! - cf. la passion du peintre pour l'astronomie et la photographie - Hartung ne rompt pas avec les règles de la composition classique. Ses oeuvres sont construites d'aplomb et de rigueur.
"T1947-12", Hans Hartung, 1947. Huile sur toile, 146 x 97 cm
Voici une autre peinture qui ressemble à un dessin. Sur un support de toile aux douces tonalités d'aplats à l'huile tendres, s'impose un faisceau de lignes affilées qui se croisent au coeur de l'oeuvre. Les cliquetis de traits croisés obliques et horizontaux, assurés de main de fer, font penser à un affrontement, une bataille, une machine à broyer.
Au sommet de ce bouquet de fourches, une sorte de visage hiératique, menacé, émerge du conflit. Sa géométrie puissante rappelle les portraits à facettes dynamiques peints par Picasso. La figure, attaquée, semble regarder en avant et dans le rétroviseur de son tracteur !
On ressent des rythmes électriques saccadés, clignotant de couleurs, on entend des balancements de faux coupant l'herbe. Les zigzags, la couleur jaune dominante sont-ils les résurgences des éclairs qui passionnent Hartung, et cette raideur de lignes et de traits fourchus, une violence guerrière ?
"T1948-3", Hans Hartung, 1948. Huile sur toile, 75.5 x 100 cm
Cette peinture singulière aux lignes majoritairement horizontales, style pagode, met fin au cycle des œuvres de Hartung que nous avons observées.
Les sinueuses arabesques ressemblent à des calligraphies peintes au pinceau carré, chorégraphiées à la danse du poignet. Les lignes allégées de peinture noire, laissent transparaître dans leur texture, les vibrations de la matière du grain du support.
Après le feu de la peinture précédente, voici l'eau sur laquelle les lignes noires semblent glisser ! Sur le support de la toile enduite de blanc, à peine rehaussée sur les côtés d'aplats vert d'eau qui s'estompent dans une brume de l'invisible, éclate au centre de la clarté la violence d'un noeud noir.
De rigides rectangles comme des wagons de train martèlent l'édifice. Une sorte de pont à clairevoie traverse l'adversité, et un train déraille dans les barbelés de lignes fines ! Un croissant de lune se retire dans la nuit tandis qu'un soleil violine semble se lever...
Funambule, Hartung conjugue la stabilité au déséquilibre, les solides traits noirs aux arachnéens méandres. Et toujours dans son œuvre introvertie et spirituelle, le lyrisme d'un rythme pulsionnel et d'une sensibilité musicale.